LA MESURE DU STRESS PROFESSIONNEL : UNE NECESSITE !

Dominique STEILER

Professeur au département Management et Comportement

Directeur du Centre Développement Personnel et Managérial

GRENOBLE ECOLE DE MANAGEMENT

Si les problématiques liées au stress professionnel sont multiples et surtout urgentes, ce blog en est un témoignage, la mesure du stress professionnel est certainement l’un des axes à prendre au plus vite en considération dans toute démarche préventive dans le monde professionnel.

La mesure du stress est aujourd’hui un thème bien étudié dans la littérature scientifique, mais ses outils ne sont pas toujours compris dans leurs intérêts et limites par le monde du travail. Face aux demandes précises des entreprises, il existe toujours de nombreuses controverses concernant les méthodes à utiliser au regard des contraintes opérationnelles habituelles de temps, de coûts et parfois au détriment de l’efficacité.

Quel que soit l’outil utilisé, il nous semble fondamental, à des degrés différents, que le chercheur, mais aussi le consultant, le manager, le décideur, voire le politique en connaissent les limites et domaines d’application, s’ils veulent s’assurer une éthique, mais aussi une validité de la mesure et un réel retour sur investissement.

Introduction

Les systèmes d’évaluation sur le lieu de travail sont une part essentielle de tout projet d’évolution de l’environnement professionnel, quel que soit le sujet considéré au sein de l’entreprise (sécurité, gestion des projets, management, finance, etc.). De plus, la notion de la gestion préventive du stress professionnel, qui prend racine dans les concepts de la santé publique et de la médecine préventive, intègre ce besoin de mesure dans le cadre de la responsabilité et de la performance sociale des entreprises. Il en découle que le diagnostic du stress devient un prérequis essentiel à toute tentative d’intervention.

Les objectifs de la mesure du stress professionnel peuvent être multiples :

– définir une mesure de référence initiale individuelle ou collective,

– monitorer l’évolution du stress dans une entreprise ou un département spécifique,

– faciliter la prise de décision en termes de type d’intervention à mettre en oeuvre,

– mesurer l’impact et les effets des stratégies de gestion du stress mises en oeuvre,

– évaluer les effets des décisions et/ou des changements organisationnels.

Pour satisfaire à ces objectifs, différents types d’outils et de stratégies peuvent être utilisés chacun avec ses avantages et inconvénients.

Si dans la pratique les questionnaires remportent le plus de succès pour leur facilité et rapidité de mise en oeuvre ainsi que leurs résultats quantitatifs, qui rassurent, les dérives qui peuvent en découler ne sont pour leur part pas très rassurantes.

Cette communication est issue en partie d’un article publié : Steiler.D (2006), Evaluation du stress professionnel : intérêts et limites des différents outils de recueil, Gestion 2000, 4 (juillet-aout 06), pp.293-309

Si le but principal de cette présentation est de mieux appréhender les tenants et aboutissants de ces approches dans le cadre de la mesure du stress professionnel, elle a pour objectif de faire comprendre que c’est la demande de l’entreprise, dans un contexte particulier face à une population spécifique et en regard des moyens à disposition qui déterminera la sélection des outils et pas l’inverse. Il sera donc essentiel pour le chercheur ou le consultant de définir précisément cette demande de façon à sélectionner les outils appropriés.

Les outils

L’observation – L’observation est avant tout un moyen simple de recueillir des impressions sur le monde environnant. En fonction des objectifs de l’étude envisagée, elle peut conduire à comprendre les interactions sociales et le contexte, en focalisant sur les protagonistes, elle peut elle s’intéressera aux façons dont les gens interagissent entre eux ou avec l’environnement et quels sont leurs représentations liées au stress professionnel. Enfin, si l’étude s’intéresse aux procédures humaines journalières pratiques, l’observation sera utilisée pour comprendre comment les collaborateurs participent à la construction et à l’accomplissement de leurs activités journalières.

La première limite associée à cet outil est la validité de l’observation qui est fortement soumise aux biais d’interprétation déterminés par les perceptions de l’observateur. Par exemple, si un employé semble très nerveux dans une situation difficile, l’observateur peut être tenté d’évaluer la situation comme plus stressogène qu’elle ne l’est en réalité. Une seconde limite évidente est représentée dans le cas de l’observation participante par la présence de l’observateur qui peut déformer l’information en influant sur le comportement des participants. Enfin, si l’observation structurée, par prend le risque de passer à côté de faits capitaux, non prévus dans le protocole initial, l’observation libre quant à elle peut faire perdre un temps précieux et distraire l’observateur vers des faits non fondamentaux.

L’interview – Certainement à cause de l’investissement requis, les interviews tout comme l’observation ne sont que rarement utilisés dans la littérature sur la mesure du stress professionnel.

Leur intérêt peut cependant porter sur la compréhension d’un contexte spécifique, les représentations des participants sur le concept mesuré ou encore pour faciliter l’implication des participants qui préfèrent la proximité d’un face à face au remplissage d’un questionnaire.

Comme toute approche, les interviews ont leurs propres limites. Ainsi, la sélection des participants est fondamentale pour assurer une collecte de données les plus significatives et représentatives de la population totale. La qualité des interviewers, leurs compétences à éviter trop d’interactions avec les participants ou encore à orienter les réponses possibles, peut aussi affecter la qualité des résultats obtenus.

Cependant, au-delà de ces limites, l’interview réintroduit une dimension humaine dans une démarche d’audit du stress, ce qui nous semble la moindre des choses si l’on veut aborder ce sujet.

Les questionnaires – Les questionnaires sont les outils les plus présents parmi les méthodologies décrites dans la littérature sur la mesure du stress professionnel, surtout dans le monde anglo-saxon.

Ils se sont développés de manière importante grâce, entre autres, à leur facilité de collecte et de traitement des données. De plus, leur caractère quantitatif simplifie les tests de validation.

Parmi leurs principaux bénéfices on retrouve, leur simplicité de mise en oeuvre, leur traitement informatisé et la capacité de traduire les résultats de manière claire, non ambiguë soit de façon graphique ou sous forme de figure ce qui simplifie leur lecture et leur interprétation.

Une limite générique des questionnaires est représentée par leur objet même de standardisation. En effet, si les résultats ne sont pas accompagnés de données issues de l’observation ou d’interviews, il sera difficile de faire des recommandations adaptées, spécifiques et utiles pour la population considérée.

Au-delà de ces éléments préliminaires, il nous semble important d’insister sur certaines caractéristiques de ce type d’outil afin d’éveiller chez le lecteur l’importance d’une certaine connaissance d’utilisation. Les questionnaires doivent présenter de bonnes qualités psychométriques. Pour être utilisable d’un point de vue opérationnel, une telle mesure doit être, sensible (permettre une discrimination suffisante entre les participants), fidèle (assurer une précision de la mesure), valide (mesurer effectivement ce qu’elle dit mesurer) et normative afin de donner un système de référence en terme de niveau et de positionnement dans une population donnée. La connaissance des qualités et des limites psychométriques d’un outil facilite la conscience de son intérêt opérationnel.

Il nous semble pour conclure cette section, de rappeler qu’il est important de comprendre que ce n’est pas parce qu’on obtient un ensemble de résultats qui semblent intéressants à partir d’un pool spécifique d’items, que la mesure est pertinente.

Mesures objectives – Les deux dimensions ici intéressantes sont : les dimensions individuelles et les dimensions organisationnelles.

Les paramètres physiologiques sont depuis le début des études sur le stress des indicateurs utilisés. Les plus utilisés dans les recherches sont : le rythme cardiaque – la pression sanguine – la conductance électrique de la peau – les mesures de catécholamines ou de cortisol – les niveaux de triglycérides.

Les avantages principaux de ces mesures sont bien sûr centrés sur la possibilité de confrontation avec d’autres mesures objectives ou subjectives. Cependant, trois catégories majeures de limites qui peuvent affecter de telles mesures physiologiques dites « objectives » ainsi que leur interprétation : des facteurs stables et permanents (par exemple, une tendance héréditaire génétique de tension artérielle élevée), des facteurs transitoires (moment de la journée, température de la pièce, consommation préalable de caféine), des facteurs de procédure (par exemple, problèmes de procédure de la mesure : nombre de mesure, intervalle entre deux mesures). De plus, ces mesures sont d’un intérêt opérationnel limité, car elles requièrent souvent la présence d’un personnel médical et sont parfois intrusives (prises de sang), ce qui n’en facilite pas l’acceptation par les participants.

En ce qui concerne les mesures organisationnelles, certains documents historiques et contemporains peuvent être une source de données dans une mesure globale du stress professionnel, soit pour mieux comprendre le contexte ou encore pour évaluer l’écart entre les observations faites aujourd’hui et des mesures antécédentes.

Le panel d’indicateurs qui peut avoir un intérêt comprend : taux de turnover – taux d’absentéisme – taux d’accidents du travail – rapport d’audit social – rapport de médecine du travail – rapports CHSCT – indicateurs de productivité et/ou de qualité – liste des actions mises en œuvre précédemment en rapport avec la gestion du stress professionnel – documents officiels annonçant des changements organisationnels majeurs (fusion par exemple).

Leurs limites principales sont représentées, entre autres, par ce que l’on appelle le biais d’évaluation d’expert (surgénéralisation à partir d’informations limitées avec l’appui de stéréotypes communs) ou par le décalage temporel qui pèse sur le contexte recueil et d’interprétation initial par rapport u contexte actuel. Cette distance pouvant altérer l’interprétation des résultats.

Les stratégies

Une fois le contenu de la mesure identifié, il est important de déterminer la procédure de recueil qui peut être : sur-mesure, composite ou globale.

Sur-mesure – Dans ce type d’approche, les intervenants combinent un panel d’outils existants ou construisent leurs propres outils de mesure. Si cette stratégie est très efficace pour adapter spécifiquement les moyens au contexte et à la population étudiée, la limite principale est qu’elle nécessite une phase préparatoire importante souvent consommatrice de temps et de ce fait difficile à mettre en oeuvre dans un contexte opérationnel.

En effet, si les interviews, par exemple, permettent un approfondissement de l’information sur les stresseurs spécifiques à un contexte (identification des stresseurs dans les métiers du bâtiment par exemple), ils sont extrêmement coûteux en temps. De plus, plus les outils seront spécifiques, moins il sera possible de comparer les résultats avec d’autres études.

Dans une moindre mesure, l’utilisation d’un set de questionnaires, avec pour chacun d’entre eux une présentation spécifique, une échelle et des consignes différentes, risque d’introduire de nombreux biais dans les réponses. Enfin, cette approche « sur-mesure » exclut automatiquement la mise en oeuvre par un non-spécialiste de la mesure du stress professionnel, car elle requiert de solides fondations théoriques pour la sélection et l’utilisation déontologique des outils appropriés.

Composites – Trois catégories de variables ont régulièrement été examinées sous le terme générique « d’évaluation du stress » : les stresseurs professionnels (input), les contraintes (output) et les dimensions médiatrices et/ou modératrices qui influencent les relations entre input et output (la personnalité par exemple).

Les approches composites sont des outils de mesure qui intègrent la mesure de ces dimensions dans un format unique simple d’utilisation et de traitement. Parmi ces outils, certains d’entre eux ont fait l’objet de nombreuses publications dans la littérature sur le stress professionnel.

Leur premier avantage est bien entendu de balayer les principales composantes du stress professionnel et de pouvoir être utilisé comme outil unique. Les différentes échelles, construites de manière intégrée, présentent un format cohérent qui facilite l’implication du participant, limite les erreurs de compréhension et les biais de fatigue ou d’ennui. Une telle stratégie permet un feedback complet et uniforme, donc facilement accessible et compréhensible, ce qu’attendent en général les entreprises. De plus, leur format standardisé facilite les comparaisons avec d’autres populations. Enfin, si certaines précautions déontologiques et techniques sont prises, cette approche permet une mise en oeuvre par un manager (des RH par exemple) sans nécessiter la présence d’un spécialiste.

Ces stratégies étant basées sur des questionnaires, ses limites sont identiques à celles déjà présentées ci-avant pour ce type d’outil. De plus, leur complexité peut conduire à un format assez long donc consommateur de temps lors de l’utilisation.

Globale – Pour faire face aux différentes limites présentées dans les deux précédentes sections, il est évidemment possible de combiner les stratégies et les outils. Bien que les deux premières approches présentées soient souvent qualifiées d’audit du stress, c’est certainement l’approche globale qui se rapproche le plus de ce concept managérial. Il semble que si le principal avantage de cette approche est évidemment sa vision quasi complète du phénomène, sa limite en est clairement sa complexité ainsi que l’importance des moyens à mettre en oeuvre. À notre connaissance, aucune étude intégrant l’ensemble de ces méthodes n’a encore été menée en dépit de leur nature complémentaire.

Conclusion

Notre propos dans cet article était de sensibiliser les acteurs de l’entreprise aux différents outils et méthodologies qui peuvent conduire à une mesure du stress professionnel. Quelle que soit la méthodologie retenue, il est important de conserver à l’esprit ce que, si une mesure est fondamentale, elle n’en reste pas moins imparfaite. Il sera du rôle du chercheur ou du consultant de déterminer les méthodes à utiliser en fonction de la population étudiée, du contexte, des participants, du type d’organisation, de la demande et des moyens proposés par les décideurs de l’entreprise.

Au-delà des aspects techniques évoqués, il est intéressant de retenir certains points clés :

– L’observation et l’interview peuvent servir d’approches préliminaires à la mesure du stress pour aider à la compréhension du contexte et ensuite spécifier le choix des instruments,

– Les questionnaires sont des outils très opérationnels dont il est important de valider les qualités psychométriques,

– Les mesures individuelles objectives (paramètres physiologiques), de mise en œuvre souvent difficile, peuvent aider à confronter les résultats subjectifs,

– Certaines informations organisationnelles peuvent fournir des données historiques ou contemporaines relativement stables, particulièrement si elles sont quantitatives (taux d’absentéisme par exemple) et parfois plus difficiles à interpréter lorsqu’elles ont qualitatives (audit social, par exemple).

Enfin, la méthodologie à retenir est éminemment fonction du but de la demande initiale de l’entreprise demandeuse.

– Si le but est de faire une mesure spécifique, comme évaluer l’impact d’un séminaire de gestion du stress sur le climat de travail, une approche « sur-mesure » peut être utile et suffisante grâce à sa capacité à sélectionner les outils spécifiques.

– S’il est d’obtenir une image instantanée du phénomène de stress, utilisable en tant qu’outil de management pour définir un problème et fournir une base utile au développement d’une stratégie spécifique ou même globale, avec un engagement de ressources qui ne soit pas prohibitif, l’utilisation d’un outil composite peut être appropriée, dans la mesure où ses qualités psychométriques sont satisfaisantes.

– Finalement, si le but est de mener une étude aussi complète que possible, une approche globale sera plus exhaustive, permettra par ses méthodes multiples, de croiser les données, donc de limiter les biais, mais sera également plus complexe et coûteuse à mettre en oeuvre.

Si le concept de gestion du stress professionnel s’inscrit aujourd’hui facilement dans le cadre de la responsabilité et de la performance sociale des entreprises, il se doit d’inclure un diagnostic amont permettant de considérer la pertinence et l’orientation d’une intervention potentielle.

Parmi les limites des questionnaires, on trouve les biais de mesure ainsi que les biais liés aux modèles théoriques sous-jacents aux questionnaires utilisés. En ce qui concerne les biais de mesure, nous citerons au hasard le biais de contexte (la réponse change en fonction du contexte en cours), le biais de désirabilité sociale ou encore les biais dus à l’initiateur (suivant que l’initiateur de l’étude soit le patron ou le syndicat, les réponses ne seront pas identiques). Nous ne citerons qu’un seul exemple caractéristique des biais dus aux modèles théoriques sous-jacents. Si le stress est considéré comme une caractéristique externe à la personne comme dans l’approche de la mesure de Holmes et Rahe, les caractéristiques individuelles ne sont pas considérées. En d’autres termes, si une situation est considérée comme stressante, elle est censée l’être pour tous les collaborateurs de la même manière et au même niveau.

Dans ce court article, nous allons survoler différents outils à disposition et différentes stratégies de mesure en envisageant leurs intérêts et limites.